sábado, 10 de julio de 2010

“Le Firman”, de Stefani Sen Senar

Vue d'Ohrid (Macédoine).
(Photo © VIS POJ, 2009)

Par Albert Lázaro-Tinaut

( 26.4.2007)


Ces dernières années, les Balkans et en particulier sa région la moins connue (entre Belgrade et la Grèce) ont été le sujet de nombreux articles de presse et de reportages télévisés, l'unique raison de cet intérêt étant le démantèlement de la Yougoslavie et des guerres qui s'en suivirent, surtout celles de Bosnie et du Kosovo.

Les anciennes républiques yougoslaves séparées de l'ancienne fédération (le Monténégro étant la dernière pièce à se détacher du puzzle) étaient pour nous presque inconnues. A la rigueur, connaissions-nous la Serbie, la Croatie et la Slovénie mais nous ne savions presque rien d'un petit territoire frontalier avec la Bulgarie, la Grèce et l'Albanie (et aujourd'hui avec le sud de la Serbie, cette source de conflit qu'est le Kosovo dont la politique n'est pas encore bien définie) qui se nomme la Macédoine.

La Macédoine de nos livres scolaires était la patrie d'Alexandre le Grand, éloignée dans le temps et située dans les régions septentrionales de Grèce. Récemment, après la disparition de la fédération de Yougoslavie, nous avons appris l'existence d'un contentieux entre l'ex-république yougoslave de Macédoine et l'Etat grec provoqué par la dénomination du pays qui accédait à l'indépendance ainsi que par l'existence d'un drapeau. De nos jours encore, un peu partout, la Macédoine slave est appelée Ancienne République yougoslave de Macédoine (en anglais: Former yugoslav Republic of Macedonia) ou est accompagnée du sigle FYRM.

Stefani Sen Senar, née en France en 1970, résidant dans la banlieue de Paris, de père français et de mère d'origine macédonienne, étudiante durant trois années en Balkanologie à l'INALCO à Paris, a voulu retrouver le berceau de ses origines maternelles et sonder l'histoire convulsive et tourmentée de ces terres et de leurs habitants dont l'identité et la langue ont été remises en question à maintes reprises. Comme les peuples voisins (à l'exception des Monténégrins) les Macédoniens ont été soumis pendant des siècles à l'Empire ottoman et faisaient par conséquent partie d'un immense Etat dont le centre névralgique, Istanbul, l'ancienne Constantinople, se trouvait au beau milieu de deux conceptions de la vie et du monde: l'une orientale, islamisée et l'autre occidentale, fille de Byzance et de la religion chrétienne orthodoxe.

Jusqu'à il y a peu, l'image que nous nous faisions de cette ville multiethnique presque légendaire, de ce monde que nous confondions facilement avec celui des Mille et Une Nuits, duquel émanait des mots exotiques comme sultan, samovar, bains turques, odalisque, harem, sérail ou caravansérail, c'était l'image que nous avaient laissée les peintres romantiques et quelques cartes postales anciennes. La réalité était pourtant très différente et de cela peuvent attester non seulement les peuples balkaniques qui étaient soumis à cet empire mais aussi quelques minorités comme notamment les Arméniens qui furent l'objet de cruelles persécutions et de massacres.

Ce monde quelquefois paradoxal (quelques sultans ottomans modernes ne furent pas aussi despotes qu'on le prétend, au moins jusqu'à la fin du 19ème siècle) apparaît immédiatement sous une forme plus fantasmagorique que réelle dans Le Firman de Stefani Sen Senar. L'action nous entraîne vers un lieu paisible, merveilleux: le lac d'Ohrid dans l'extrême sud occidental frontalier de Macédoine dont les eaux se mêlent à celles de l'Albanie sur l'autre rive. Et surplombant le lac d'Ohrid, la ville du même nom avec laquelle l'auteur est intimement lié. Là-bas et presque exclusivement là-bas dans ce coin perdu d'Europe, la trame du roman se noue. Là-bas vivent des parents éloignés de la petite fille qui, depuis la France, a voulu entreprendre l'aventure de rejoindre Istanbul en train pour retrouver l'assassin de ses parents. L'héroïne est étudiante en balkanologie comme l'auteur, ce qui fait que nous découvrons rapidement une certaine identification entre elles (et nous ne risquons rien en affirmant que beaucoup d'éléments autobiographiques parsèment l'œuvre.)


Pourtant, le hasard décide que le train sera bloqué, un jour de décembre 1989, par une tempête de neige à Skopje, la capitale de la Macédoine; "Et j'avais échoué à Ohrid, là où rien en l'occurrence ne m'appelait, sauf peut-être le fantôme d'une lointaine aïeule macédonienne du côté paternel." De là commence l'imprévu, de là commence l'histoire dans laquelle le mystère enfoui dans la cave de la vieille maison qui abrite l'héroïne aura un rôle trés important. Il émanera de ce mystère une hallucination dans laquelle un ancien firman (décret du sultan) aura beaucoup d'importance. Celui-ci était gardé jalousement par la famille et convoité par de sinistres personnages surgis du puits profond et obscur du passé mais bel et bien ancrés dans un étrange présent.


Au beau milieu de cela, Sen Senar se recrée dans ce monde rêvé et maintenant bien réel devant ses yeux, dans cette Ohrid placide et brumeuse en hiver, bruyante et lumineuse en été quand elle s'engorge de touristes. Elle reproduira ses propres sensations et nous offrira des moments forts et superbes comme lorsqu'elle assiste à la guérison d'un cygne blessé à l'aile qu'on a transporté sur la terrasse de la maison. Et, de plus, comme dans une crèche imaginaire, elle situe et décrit avec une grande sensibilité psychologique des personnages qui se transforment en prototypes des habitants de la Macédoine d'aujourd'hui ayant délaissé des modes de vie assez ancestraux, conservés pendant la période de la Yougoslavie communiste, qui se retrouvent sur le chemin d'une société en plein développement, dont Skopje la capitale du pays est un bel exemple. Deux mondes parallèles qui finissent par se confondre (ou du moins sont sur le point de le faire ) dans la réalité de la nouvelle Europe. Ohrid reste pourtant dans l'imaginaire de Stefani Sen Senar comme un petit bout de paradis perdu, comme le rêve d'une femme amoureuse qui refuse d'ouvrir les yeux en grand.

Ce qui surprend dans ce roman, c'est le naturel avec lequel l'auteur manie le langage, un langage riche de nuances à la fois élégant et précis. C'est aussi la maturité avec laquelle elle entreprend d'écrire un récit complexe qu'elle réussit à dénouer de belle manière. Il est également surprenant (agréablement s'entend) qu'un intellectuel de la taille de Prédrag Matvejevitch ait accepté de préfacer l'œuvre pour souligner le talent de l'auteur qui a su éviter les pièges de ce type de romans: un exotisme mièvre, folklore bazar, "couleur locale" criarde. Comme le dit Matvejevitch, "Le Firman est le deuxième livre de cette jeune romancière. Dès la sortie du premier, Racines Barbares, d'aucuns ont vu en elle une Françoise Sagan des Balkans. Le parallèle me semble surtout dû à l'âge. La différence entre Bonjour Tristesse et Le Firman est d'une autre nature. Stefani Sen Senar est en effet plus mure que précoce. On découvre dans son approche plus de malice que d'innocence - une malice nourrie d'intelligence." De son côté, l'écrivain serbe Vidosav Stefanovic l'a comparée à une "Marguerite Yourcenar euro balkanique". Un autre a vu en elle l'influence de Tahar Ben Jelloun. Il est pourtant préférable de faire abstraction de ces comparaisons toujours inutiles et trompeuses et accorder à l'auteur une personnalité propre qui sans aucun doute imprègnera ses prochaines œuvres. Sans la comparer à personne, le prestigieux écrivain et poète français Robert Sabatier a écrit après avoir lu le roman Racines Barbares: "le ton de ce livre m'a intéressé par ses accents de sincérité et la parfaite coulée du style." Je partage pleinement cette affirmation.

Loué par la critique française et internationale, Le Firman a été aussi édité en Macédoine et une édition bulgare est prévue pour le début de l'année 2007. L'édition originale française est illustrée de magnifiques dessins de l'artiste macédonien Kolé Manev.

Traduction de Laurent Rohou


Ce compte rendu a été publié originalement dans NewropMag le 26 avril 2007.

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